Pas de pronostics. Examen de conscience et inventaire.

Je me suis décidé de m’en tenir aux langues étrangères pour tout commentaire sur les actualités américaines. D’abord parce que cela servira de filtre: les idiots qui ont choisi un minable dictateur à leur image, et qui s’évertuent à remplir de leurs déjections toute espace qui ne soit pas dédiée à l’admiration de leur idole, trouveront dans l’emploi d’une langue étrangère un blocus à leur (faible) curiosité. Ensuite parce que, par besoin de perspective, déjà je me parle à moi-même assez souvent dans une autre langue, retrouvant dans les réflexes et les associations verbales de ces langues une contre-partie à l’appauvrissement du discours anglophone et spécialement américain quand il s’agit de la chose publique. Et troisièmement parce que je veux témoigner, tant qu’il me reste des forces pour le faire, en faveur de l’idéal cosmopolite, de l’idée que l’on naît peut-être citoyen de tel ou tel pays, mais que sa véritable nationalité se trouve partout. “Nul n’est une île.” (J’allais oublier ma règle d’éviter l’anglais.) Par les temps qui courent, il faut rappeler de telles évidences.

Je suis, naturellement, très inquiet. Il a fallu quelques 70 ans pour que les fachos trouvent le code pour casser de l’intérieur le mécanisme démocratique (le vote, l’opinion publique, et tout ça). Il a fallu de gros moyens: du bourrage de crâne, l’invention de scandales et de crises non-existantes, le passage de lois permettant à quelques-uns d’être au-dessus des lois qui condamnent les autres, la manipulation savante d’une petite dissatisfaction pour en faire le levier d’un gros recalibration du pouvoir, et l’évacuation de l’espace public américain d’un discours si peu soit-il critique à l’égard du véritable pouvoir (le business). N’oublions pas, tant qu’on y est, les faiblesses constitutionnelles qui ont permis à un candidat qui a gagné moins de votes que l’autre de recevoir l’investiture. Et à la fin ça a marché.

Les enjeux, pourtant, sont grands. Je n’ai jamais pensé que les USA étaient justifiés dans tout ce qu’ils faisaient. Comme d’autres, j’ai manifesté, j’ai signé des pétitions, j’ai donné de l’argent pour exprimer mon opposition au génocide, à la guerre décidée au hasard, à l’usage des armes de destruction massive contre les populations, à la violence routinière des juntas et des caudillos chéris par Washington. Je n’ai pas applaudi les drones. J’ai toujours pensé que le droit international, au besoin la police internationale, étaient suffisants pour résoudre tant de différends que “l’unique superpuissance existante” préférait régler de façon unilatérale. À la place de Manning et de Snowden, je pense que j’aurais fait de même. J’ai donc protesté. J’ai été mauvais patriote. Il y allait de l’honneur de mon pays.

Toutes ces critiques (et j’en ai des centaines d’autres dans mon sac, mais je vous en fais grâce) sont en toutes dirigées sur une hypocrisie typiquement américaine: l’hypocrisie qui consiste à dire que nous soutenons le droit international, mais que nous n’y sommes pas soumis. Erreur. Mais l’erreur symétrique, qui consisterait à nier en principe le droit international, est pour moi l’horreur sans fond.

C’est ce qu’on voit se profiler derrière toutes les mesures préconisées par le nouvelles administration. On fera fi des lois existantes– de toute façon on trouvera un candidat à la Cour Suprême qui entérinera les entorses. Des traités internationaux, on s’en fout. Les alliances, pfft! L’honneur, c’est un truc verbal pour faire gagner du temps à un menteur obstiné.

Dans ce moment de crise, ceux qui vivent sous les structures créées à la fin de la deuxième guerre mondiale pour permettre d’éviter une nouvelle guerre vont devoir les refaire, peut-être sans les États-Unis. Ce ne sera pas facile. Mais imaginons-nous que l’OTAN n’existe plus. Que l’Union Européenne s’écroule. Que les Nations Unies soient rebattues comme un jeu de cartes. Que le commerce international faiblisse. Que la diplomatie tire sa révérence. Que tout se décide à coups de missiles et de tanks. Sans parler de l’effondrement de la calotte polaire. Tout le monde, même les heureux habitants (heureux par définition) de la Corée du Nord, bénéficie de ces institutions menacées, et de quelques institutions encore à naître, qui ont pour mission de préserver la paix du monde et d’enrayer les menées violentes de quelques-uns. L’abolition de ces institutions-là valait-elle vraiment la préservation d’avantages fiscaux dont bénéficient une ou deux centaines de milliers de personnes (ce qui était, j’en suis persuadé, la véritable raison de l’écartement d’un gauchiste de la primaire du parti démocrate et de l’élévation à la présidence d’un fraudeur narcissique)?

Certains qui aiment prendre le ton de la diseuse de bonne aventure proclament “le siècle américain” fini. À moi qui ne croyais déjà pas au siècle américain, ça ne me fait ni chaud ni froid. J’aimerais que le siècle des nationalismes fût clos. Nos problèmes dépassent le cadre de la nation, et la nation ne nous aidera pas à les résoudre, alors pourquoi rester dans ce cadre désuet? Eh bien, parce que ça donne un sentiment de certitude, ça évite de se poser trop de questions.

Posons-les.