Jeu de Rawls

Que les gens très riches devraient se tenir à distance de la politique, c’est une idée répandue. Mais les raisons mises en avant me paraissent incomplètes. On craint que les riches instaurent une politique qui ne profite qu’aux riches, agissant en somme comme les représentants organiques de leur classe. Ou bien on craint qu’ils sapent la démocratie en achetant les votes, ce que ne pourraient pas faire des candidats moins aisés. Nous avons eu l’occasion ces derniers jours de remarquer une troisième raison de méfiance.

Les gens qui sont absurdement riches et qui l’ont toujours été n’ont pas eu les mêmes chances que d’autres à apprendre les arts de la coopération, de la conciliation, du compromis. Ils ont l’habitude de s’imposer par la force ou par la menace. Rien ne leur est plus étranger que le principe exprimé par John Rawls dans A Theory of Justice, que l’égalité des personnes exige du pouvoir public les mesures qui donneront les moins mauvaises conditions à la personne la moins bien située, plutôt que celles qui donnent les meilleures conditions à la personne la mieux située.

J’appartiens à la classe des gens plutôt bien situées. J’ai bénéficié de conditions extrêmement bonnes. Je n’ai jamais été face au mur de la faim, de l’isolation, de la pauvreté; j’ai toujours disposé de ressources. J’ai pu m’éduquer, choisir de m’affronter à certains défis, voyager, trouver un emploi qui correspondait à mes capacités, m’entourer d’amis qui m’apprennent beaucoup. Et je trouve raisonnable que je doive rendre à la collectivité une partie des biens qui me reviennent en conséquence de cette situation fortunée, et que d’autres personnes chanceuses fassent de même. Combien faut-il être fortuné pour ne pas comprendre cette simple règle du jeu, et pour vouloir garder tous les avantages pour soi?

C’est une incapacité psychologique qui devrait disqualifier quiconque de la fonction publique. Les gens qui souffrent de ce genre d’aveuglement ne se reconnaissent pas comme citoyens. Ne les reconnaissons pas non plus, pour la symétrie.