A la mémoire du Père Fritz Lafontant

Je me méfie en général des gens aux opinions carrées et qui s’expriment sans ambages. Je me dis que le monde est trop compliqué pour être saisi dans des formules à l’emporte-pièce. Mais le Père Lafontant qui ne s’embarrassait pas de nuances quand il s’agissait d’exprimer la condition des pauvres d’Haïti a eu très tôt mon adhésion complète. Pourquoi? Parce que, en premier lieu, il avait toujours devant lui un cas d’inégalité scandaleuse. Les paysans du village de Cange, aux côtés de qui il a lutté pendant plus d’un demi-siècle, s’étaient réfugiés sur la crète aride de l’Artibonite après avoir été chassés de leurs terres par un barrage hydro-électrique. L’eau, l’un des besoins primaires de l’espèce humaine, avait saturé leurs vallées et elle leur était déniée. Et à quelle fin? Pour un projet dit “de développement,” une usine qui avait bientôt cessé de fournir le pays en courant électrique et qui en tout cas n’avait jamais livré un seul watt aux habitants de Cange. Pour qui voulait comprendre les ironies, les hypocrisies, les corruptions du développement “par le haut,” l’exemple était assez parlant.

Des étrangers bien intentionnés, aux solutions préfabriquées, il en avait vus. Je me souviens de sa formule cinglante: “Ceux qui nous parlent de ‘technologies appropriées,’ de ‘développement doux,’ veulent imposer de la merde aux gens pauvres.” Mais ce n’est pas seulement la force de son verbe qui a marqué tous ceux qui l’ont connu. Il donnait la preuve par l’action des principes qui l’animaient. C’est en se formant sur son exemple que les jeunes étudiants en médecine et autres partenaires qui se sont réunis dans l’association Zanmi Lasante ont résolu de rester au plus près des gens dans le besoin; de solliciter leurs initiatives, de les écouter et sans cesse de les incorporer aux suites de l’action; de s’engager pour le long terme, de ne jamais accepter qu’on eût fait “assez.” Plus et mieux, c’est ce que demandent les gens de Cange, et ce n’est que justice. L’injustice, c’est qu’on leur propose d’accepter moins et moins bien, au nom d’une répartition irrévocable des biens de ce monde.

L’amour, le respect, la bonté envers le prochain s’alliaient chez lui avec un humour taquin et une loyauté sans faille. Je suis convaincu d’avoir connu en lui l’un de ceux en qui “Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit; mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l’Esprit” (Jean 3:8).